top of page
Rechercher

Article - "Portraits d’amies. Voir et être vu par ses amies dans Le Roman de Flamenca", Adélaïde Pilloux

  • effervescencesmedi
  • 23 juil. 2024
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 mars

Ancienne élève de Sciences Po Paris et actuellement élève à l’Ecole Normale Supérieure et à l’INALCO (département Japon), Adélaïde Pilloux s’intéresse aux représentations des amitiés entre femmes dans les littératures courtoises française, occitane et japonaise. Elle s’apprête à présenter un projet de thèse en littérature comparée visant à explorer les enjeux poétiques, linguistiques et politiques des amitiés féminines en contexte courtois. Un premier article « Songe d’une nuit d’été, rêver ses amies dans Le Journal de Sarashina » est paru dans la Revue algérienne des Lettres et plusieurs articles sont à paraitre dont « De la sororie à la sororité : resignifier les relations entre sœurs » dans Savoirs en lien et « Une érotique de l’amitié, le cas du Roman de Flamenca » dans Perspectives Médiévales.



L’absence, le manque, l’invisibilité des amitiés entre femmes, repérés depuis près d’un siècle par Virginia Woolf[1], peinent, encore aujourd’hui, à se résorber. L’émergence dans les années 1980 des Friendship et des Gay and Lesbian Studies a permis un premier travail de (re)lecture, de (re)valorisation de ces liens intimes et sensibles entre les femmes en leur rendant une forme de subjectivité, d’agentivité souvent pensées hors d’un cadre hétéronormé. Toutefois, ce travail se heurte parfois aux frontières tant spatiales que temporelles[2]. Les universitaires féministes occidentales ont paru réticentes à penser des amitiés non-blanches ou non-modernes. Le présent billet propose ainsi une brève exploration des amitiés entre femmes dans le monde poétique occitan médiéval. J’espère montrer que la littérature peut devenir un lieu privilégié, pour les femmes, de représentation, de reconnaissance et d’amour. Je m’appuierai sur le Roman de Flamenca[3], roman anonyme du XIIIe siècle, qui met en scène l’amitié de trois femmes : Flamenca, Marguerite et Alice.

 

L’histoire de Flamenca, nous la connaissons, puisque ce qu’elle reprend à la perfection les topoï courtois : Flamenca est une très belle Dame enfermée, par un mari jaloux, dans une tour avec, comme unique compagnie, ses deux suivantes Marguerite et Alice. Un jour, elle fait la rencontre d’un charmant et valeureux poète, Guilhem, qui devient après quelques péripéties son amant. Cependant, l’histoire n’est pas tout à fait celle de l’amour entre Flamenca – Dame-objet du désir masculin – et de Guilhem – amant-poète sujet et moteur du désir[4]. Elle est plutôt celle de la découverte, de l’exploration et de la co-construction du désir par Flamenca, Marguerite et Alice. Ne pouvant s’échanger qu’un mot murmuré à la messe, une fois par semaine (seul moment qui échappe à la surveillance de l’époux), Flamenca et Guilhem doivent s’assurer de trouver le mot juste, qui saura malgré sa brièveté poursuivre le dialogue amoureux. Le roman se focalise, dans ce contexte, sur l’élaboration par Flamenca et ses amies des réponses que la dame devra souffler à son amant la semaine suivante. Les trois personnages féminins trouvent, à l’abri des murs de la chambre des mots, les essaient lors de petites mises en scène, les ajustent, les reprennent, les corrigent pour que, lorsque Flamenca les prononcent à la messe, ils sonnent le plus juste possible. Ensemble, les amies explorent ainsi la nature de l’amour, de leurs désirs, réfléchissent aux enjeux du discours amoureux et se questionnent sur les réalités matérielles de l’amour hétérosexuel – de ses plaisirs comme de ses dysfonctionnements.

Ce dispositif de co-construction – déjà étonnant – se double d’un second, qui alimente et enrichit le premier : chacune des protagonistes est dotée d’une personnalité identifiable, d’une subjectivité propre[5] qui est perçue et rendue visible aux lecteurs à travers les yeux de ses amies.

 

Il est intéressant de noter que le portrait des personnages se fait explicitement à l’exclusion des regards masculins dominants, notamment celui de l’époux (nommé Archimbaut). La première apparition, en des termes d’ailleurs particulièrement mélioratifs, des demoiselles-amies se déroule après une scène de voyeurisme de l’époux tourné en ridicule par la voix narrative[6]. Les personnages féminins ne nous sont présentés qu’une fois débarrassé des gêneurs, seulement, en « bonne compagnie » :

 1374

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1384

E de laïnz el esgrarava

De sa moiller quo·s cpatenia,

E moutas vez el la vesia

Qu’il eissa de la carn tallava

Et del pa, e

pois en donava

A sas punzelas bellamen,

E·l vin e l’aiga eisseman.

Et el aia ben empres 

Ab lo coc que non parles ges

Qu<es> el las agaites d’aqui.

Uns jorns s’avenc que vis faili

A las puncellas que manjavon ;

C’om las gaites, non s’en garavon.

L’una puncella Levet sus

E pres del vin qu’er’al pertus,

E conoc ben que·n Archimbautz

Estet en la cosin’enclauz

Car, vesent ela, s’en anet,

Et il a-ssi dons o comet.

honneteté et transparence

Luna puncell’ac nom Alis,

Li meillers res ques ques Hanc hom vis :

Lautr’apellet <hom> Margarida, 

Que toz bons aips fon complida.

Cascuna fes a-ssom poder

A-ssi dons honor e plazer. »

Et de là il observait la contenance de sa femme. Il la voyait souvent couper elle-même de la viande et du pain, puis en donner aimablement à ses deux compagnes, ainsi que du vin et de l’eau. Il avait été convenu avec le cuisinier qu’il ne leur dirait pas qu’il les surveillait de cet endroit. L’une d’elles se leva pour prendre le vin qui se trouvai dans le passe-plat, et se rendit bien compte qu’Archimbaut était enfermé dans la cuisine, car lorsqu’il la vit, il s'éloignat. Elle rapporta cela à sa maîtresse. L’une des jeunes filles s’appelait Alice c’était la meilleure personne que l’on ne vît jamais. L’autre s’appelait Marguerite, et était dotée de toutes les qualités. Chacune faisait tout son possible pour honorer sa dame et lui être agréable.

 

Le portrait des amies ne se limite toutefois pas à leur simple introduction. Le récit entrelace des vues, des plans, des focalisations sur l’une ou l’autre des amies – ou toutes à la fois ! Aussi, la noble Flamenca nous apparait au fil du roman comme une femme portée par ses amies, curieuse et désirante, bien qu’encore peu en confiance dans le domaine amoureux. Alice, quant à elle, est représentée comme une femme plutôt timide mais particulièrement drôle et douée pour les imitations[7]. Dans l’extrait ci-dessous les amies sont en train de s’entrainer à murmurer le mot qui devra être soufflé à la messe et semblent prendre très au sérieux cette répétition. Flamenca joue, naturellement, le rôle de Flamenca et Alice endosse le rôle de Guilhem (qui se fait alors passer pour un prêtre pour pouvoir adresser subrepticement ses mots à la dame) :

4465

 

 

 

 

 

 

 

 

4479

Vai sus, Alis e contrefai

Que·m dones pas si con el fai.

Pren lo romanz de Blancaflor. »

Alis se liva tost e cor

Vas una taula on estava

Cel romans ab qu’ella mandava

Qu’il dones pas, e pois s’en ven

A si dons, c’a penas si ten

De rire quan vi ques Alis a

contrafar ap pauc non ris.

« Lève-toi Alice et fais semblant de me donner la paix comme il l’a fait. Prends le roman de Blanchefleur. » Alice se leva aussitôt et se précipita vers une table où se trouvait ce roman avec lequel sa maîtresse voulait qu’elle lui donne la paix. Elle s’en revint ensuite vers sa dame qui se tenait à grand-peine de rire en la voyant imiter le clerc sans réussir à garder son sérieux.

 

Le fou rire qui échappe aux amies est particulièrement touchant et donne à voir – et à entendre – quelque chose d’à la fois inouï et de banal. Le portrait des amies ne se constitue ainsi pas seulement avec des faits éclatants et héroïques mais aussi dans les petits riens du quotidien. Enfin, Marguerite est décrite et perçue comme une femme intelligente, critique et sarcastique. Elle a quelque chose d’un caractère misandre en ce qu’elle n’hésite pas à se moquer ouvertement du mari jaloux (devant lui!) et à critiquer les postures de l’amant torturé prises par Guilhem quand il regrette la distance entre lui et Flamenca. Lors d’une interaction avec Flamenca – répertoriée comme « la dialectique de Marguerite[8] » – celle-ci souligne que les hommes dans les relations amoureuses ne sont jamais à égalité avec les femmes, ou en position d’infériorité comme certains le prétendent. D’après elle, les hommes ont « le monde de leur coté » tandis que les femmes sont enserrées dans une double prison – celle du mariage et celle des normes de genre[9]. De fait, elle enjoint son amie à ne pas trop s’inquiéter de l’état de son amant et plutôt de se soucier de sa condition à elle. Cette « dialectique » est extrêmement bien reçue par Flamenca qui reconnait que Marguerite a réussi à trouver des mots si justes sur ce qu’elle ressent et sur ce qu’il se passe au point de la sacrer immédiatement après « trobairitz[10] » (troubadouresse!) :

5408

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5456

Marguerida no·s poc suffrir

Que non parles, e dis : «[…]

El non a mais una preiso

Et aquil es alques joiosa

E per vostr’amor saborosa.

Mais vos aves doas preisos :

L’una es del marit gilos,

Que tot jorn tensa e menassa

E ja ren no·us dira que·us plassa ;

L’autra es cors e volontatz

De faire se que vol beutatz,

Honors e jois, pretz e jovens,

Domnei, solatz e causimens,

[…]

A lui non sofrain ren mais vos,

Totz l’autre Mons es a-ssos pros,

E vos es a-ssecle perdura

Et ela vos, car no·us ajuda. […]»

Flamenca dis : « qui t’ensenet,

Marguerida, ni qui·t mostret,

Fe que·m deus, tan de dialectica ?

S’agues legit arismetica,

Astronomia e musica,

Non agras meils

Dig la fescia

Del<s> mals qu’eu ai loncs tems suffertz.

Ja mos cors mais non t’er cubertz,

Quar tan ben con eu vei que·l saps,

De mon conseill vos sias caps.

Au et Alis no·i serem plus

Quar nostre cors son assas us.

Marguerite ne put s’empêcher d’intervenir :

« […] Lui, il n’a qu’une seule prison, et encore, celle-ci est assez joyeuse et délectable, grâce à votre amour. Mais vous, vous avez deux prisons : l’une est celle de votre mari jaloux, qui à longueur de journée vous tance et vous menace et ne vous dira jamais rien d’agréable ; l’autre est le cœur, et la volonté d’accomplir ce que veulent beauté, honneur et joie, prix et jeunesse, galanterie, plaisir et distinction. […] Lui, il ne lui manque que vous, le reste du monde agit dans son intérêt, tandis que vous êtes perdues pour le monde comme il l’est pour vous, puisqu’il ne vous aide pas. […]

- Qui t’a enseigné Marguerite, demanda Flamenca, et qui t’a montré, par la foi que tu me dois, tant de dialectique ? Si tu avais appris l’arithmétique, l’astronomie et la musique, tu n’aurais pas mieux expliqué la nature des maux que j’ai longtemps subis. Mon cœur désormais ne te sera plus jamais caché : puisque je vois que tu le connais aussi bien que moi, je veux que tu règles mes décisions ; Alice et moi, nous ne pèserons plus ; nos cœurs n’en sont plus qu’un. »

 

Ainsi, les portraits des personnages féminins se dessinent dans et par leurs interactions. Sortant des portraits topiques et peu personnels des « belles Dames » proposés par des hommes depuis un male gaze[11] (mettant en avant toujours les mêmes caractéristiques physiques et morales), Flamenca, Marguerite et Alice arrivent à se co-construire une existence propre[12], agente et désirante. Elles inventent au passage leurs logiques, enjeux et outils narratifs. La force de ce roman réside donc dans sa polyphonie ou sa « polyscopie », dans la multiplication des regards féminins et amicaux des personnages les unes sur les autres. L’épaisseur des personnages acquise au fil des portraits parvient à faire sortir les personnages de leur rôle traditionnel : Flamenca n’est pas tout à fait la Dame courtoise dans les yeux de ses amies, Marguerite et Alice ne sont pas réduites à leur rôle de suivantes. 



Notes

[1] « [Cette amitié entre Chloé et Olivia], voilà un spectacle que n’a jamais été vu depuis les origines du monde […] », Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris : 10 18, (trad.) Chloé Malraux, 1977.

[2] Les travaux de Damien Boquet (« Faire l'amitié au Moyen Âge ». Critique, vol. 716-717, no 1, 2007) et d’Alan Bray (The Friend, Chicago : University of Chicago Press, 2003) sont particulièrement intéressants sur les questions d’amitiés masculines. Il n’existe toutefois encore aucun travail de cette ampleur sur les amitiés médiévales féminines. On notera quand même le travail pionnier de Lillian Faderman (Surpassing the Love of Men. Women's Press, 1985) et de Joanne Findon (« The Other Story: Female Friendship in the Middle English Ywain and Gawain », Parergon, Volume 22, Number 1, January 2005, p. 71-94).

[3] Le Roman de Flamenca, éd. François Zufferey (d’après le manuscrit de Carcassone), trad. Valérie Fasseur, Paris : Livre de Poche, 2014.

[4] Contrairement aux lectures traditionnelles comme celle proposée notamment par Jean-Charles Huchet (L’étreinte des mots, Flamenca entre poésie et roman, Caen : Paradigme, 1993), par René Nelli (Le roman de Flamenca, un art d’aimer occitane du XIIe siècle, Institut d’études occitanes, 1966), ou Ute Limacher-Riebold (Entre « novas » et « romans », pour une interprétation de « Flamenca », Turin : Edizioni dell’orso, 1997).

[5] Une telle reconnaissance n’a rien d’évident dans un contexte où la Femme est décrite par la tradition philosophique, morale et normative comme un non-sujet. Sur ce point voir notamment : Carla Casagrande, « La femme gardée », dans Histoire des femmes., t. 2. le Moyen âge, dir. Christiane Klapisch-Zuber, Perrin, Tempus, 2002.

[6] Flamenca, op.cit., v. 1374-1384.

[7] Flamenca, op.cit., v. 4465-4479.

[8] Flamenca, op.cit., v. 5408-5456. (Nous soulignons.)

[9] Nous entendons ici « genre » au sens de Teresa de Lauretis, c’est-à-dire comme un ensemble de technologies, de normes, d’images qui construisent et que construisent les individus en tant qu’homme ou en tant que femme. En effet ce que critique Marguerite semble bien être  l’inégalité de traitement et d’obligations basée sur le genre. Voir Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2007.

[10] « Margerida, trop ben t’es pres a ja iest bon trobairis » s’exclame Flamenca, Flamenca, op.cit., v. 4576-4577.

[11] Iris Brey, Le regard féminin, Paris : Editions de l’Olivier, 2020.

[12] Susan. S. Lanser, « Toward a Feminist Narratology ». Feminisms, Macmillan Education UK, p. 674–93, 1986.


Pour citer cet article

Adélaïde PILLOUX, "Portraits d’amies. Voir et être vu par ses amies dans Le Roman de Flamenca", Effervescences Médiévales, 2024 [En ligne], mis en ligne le 23 juillet 2024.


Comments


bottom of page